Quatre ans après la condamnation de l’ancien président de la république du Tchad, les victimes attendent encore un début d’indemnisation.
Le 30 mai 2016, Habré a été condamné à la prison à perpétuité pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et torture, notamment pour des faits de violences sexuelles et viol, par les Chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises. À l’issue d’un procès distinct au Tchad, le 25 mars 2015, une Cour criminelle a condamné 20 agents du régime Habré pour des faits de torture et assassinats. Les deux tribunaux ont ordonné le paiement de millions d’euros d’indemnisation au profit des victimes. L’Union africaine et le gouvernement du Tchad devraient respecter leurs obligations vis-à-vis des victimes découlant de ces décisions de justice.
« Les victimes de Habré se sont battues sans relâche pendant 25 ans pour traduire en justice leur dictateur et ses sbires, et se sont vu accorder des millions d’euros d’indemnisation, mais à ce jour elles n’ont pas reçu un seul centime de ces réparations », a déclaré Reed Brody, conseiller juridique de Human Rights Watch, qui travaille avec les victimes de Habré depuis 1999. « Beaucoup de victimes qui ont remporté ces victoires historiques sont dans une situation désespérée et dans le plus grand besoin ».
Le procès de Hissène Habré est le seul au monde dans lequel les tribunaux d’un État ont condamné un ancien dirigeant d’un autre État pour des violations des droits humains, et a été considéré par de nombreux observateurs comme « un tournant pour la justice en Afrique ».
Lorsqu’une Chambre d’appel a confirmé la condamnation de Habré en avril 2017, et octroyé 82 milliards de francs CFA (environ 125 millions d’euros) à 7 396 victimes identifiées, elle a mandaté un fonds fiduciaire de l’Union africaine pour lever de l’argent en recherchant les avoirs de Habré et en sollicitant des contributions volontaires. Bien que l’Union africaine ait alloué 5 millions de dollars au fonds fiduciaire, ce dernier n’est toujours pas opérationnel trois ans plus tard. En février 2020, Moussa Faki Mahamat, President de la Commission de L’UA a promis
Habré, qui est accusé d’avoir volé des dizaines de millions d’euros du Trésor tchadien, n’a versé aucune indemnisation.
Dans le procès tchadien des sbires de Habré, la Cour criminelle de N’Djaména a également octroyé 75 milliards de francs CFA (environ 114 millions d’euros) d’indemnisation pour les 7 000 victimes, à charge pour l’Etat tchadien d’en payer la moitié et les condamnés l’autre moitié. La cour a également enjoint le gouvernement d’ériger un monument « dans un délai n’excédant pas un an » en hommage aux personnes tuées sous le régime Habré, et de créer un musée au sein du quartier général de l’ancienne police politique (Direction de la Documentation et de la Sécurité – DDS), où les détenus étaient torturés. Le gouvernement n’a exécuté aucune de ces décisions à ce jour.
« L’Union africaine et le gouvernement tchadien doivent mettre en œuvre ces décisions de justice afin que les victimes puissent enfin recevoir des réparations pour ce que nous avons souffert », a déclaré Clément Abaifouta, président de l’Association des Victimes des Crimes du Régime de Hissène Habré (AVCRHH), qui a été forcé de creuser des tombes pour beaucoup de ses codétenus lorsqu’il était prisonnier sous le régime Habré. « Nous nous sommes battus pendant des décennies pour obtenir ces jugements, et maintenant l’Union africaine et notre propre gouvernement nous forcent à nous battre encore pour que ces jugements soient enfin appliqués ».
Le régime à parti unique de Hissène Habré (1982-1990) a été marqué par des atrocités massives et généralisées, dont des répressions ethniques ciblées. Les documents de la DDS retrouvés par Human Rights Watch en 2001 ont révélé les noms de 1 208 personnes exécutées ou décédées en détention, et de 12 321 victimes de violations des droits humains. Habré a été renversé en 1990 par l’actuel président Idriss Déby Itno, et s’est réfugié au Sénégal.
Habré purgeait sa peine de prison à perpétuité dans une prison sénégalaise, mais le 6 avril, il lui a été accordé une permission de sortie pour regagner son domicile pendant 60 jours, une mesure visant à le protéger du Covid-19. Le 17 avril, le président sénégalais, Macky Sall, a déclaré que Habré « est toujours en prison » et qu’il « devra rejoindre sa cellule » après que la crise soit passée. Le ministre de la Justice sénégalais, Malick Sall, a annoncé le 20 mai que la permission pourrait être renouvelée après 60 jours. Le Ministre Sall avait reconnu que comme Habré « n’était pas un détenu du Sénégal, mais celui de la communauté internationale », le Sénégal ne pouvait pas le gracier.
« Nous serons prêts à rappeler au gouvernement sénégalais ses engagement quant au fait que la détention de Habré à domicile est une mesure sanitaire temporaire, et non pas un pardon déguisé pour des crimes d’homicides de masse, de torture et de viol », a déclaré Jacqueline Moudeïna, coordinatrice du collectif des avocats des victimes et présidente de l’Association tchadienne pour la défense et la protection des droits de l’homme (ATPDH). « Nous surveillons la situation de très près. »
Les victimes sont inquiètes car les avocats et les partisans de Habré ont fait campagne pour sa libération, ce qui a poussé le Comité des Nations Unies contre la torture, le 23 décembre 2019, à écrire au Sénégal pour l’avertir que « la libération prématurée des auteurs des crimes internationaux les plus graves n’est pas conforme aux obligations » découlant de la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, dont l’obligation de punir les actes de torture par des sanctions qui tiennent compte de leur gravité.
Le 30 avril 2020, le Rapporteur spécial de l’ONU sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition, Fabián Salvioli, a exhorté les États à ne pas accorder de grâces, d’amnisties ou d’avantages dans l’exécution des peines de personnes condamnées pour crimes contre l’humanité ou crimes de guerre.
En novembre 2017, Jacqueline Moudeïna et d’autres avocats de victimes, accompagnés de l’ONG REDRESS, ont déposé auprès de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples une plainte concernant la non-exécution par le Tchad de la décision de réparations prononcée en 2015, et cette plainte est actuellement en instance. En août 2017, une équipe d’experts des Nations Unies a exprimé son inquiétude quant au non-respect par le gouvernement de l’exécution des réparations.
« En ne donnant pas réparation aux victimes de Habré, le Tchad cause délibérément davantage de souffrances aux victimes et les empêche de faire valoir leurs droits en les privant de voies de recours judiciaires effectives », a déclaré Rupert Skilbeck, Directeur de REDRESS.